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Livre broché grand format
- CONFORT DE LECTURE - |
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Quelques jours après cette rencontre Albert de Morcerf vint faire visite
au comte de Monte-Cristo dans sa maison des Champs-Élysées, qui avait déjà
pris cette allure de palais, que le comte, grâce à son immense fortune,
donnait à ses habitations même les plus passagères.
Il venait lui renouveler les remerciements de madame Danglars, que lui
avait déjà apportés une lettre signée baronne Danglars, née Herminie de
Servieux.
Albert était accompagné de Lucien Debray, lequel joignit aux paroles de
son ami quelques compliments qui n'étaient pas officiels sans doute, mais
dont, grâce à la finesse de son coup d'œil, le comte ne pouvait suspecter la
source.
Il lui sembla même que Lucien venait le voir, mû par un double sentiment
de curiosité, et que la moitié de ce sentiment émanait de la rue de la
Chaussée d'Antin. en effet, il pouvait supposer, sans crainte de se tromper,
que madame Danglars, ne pouvant connaître par ses propres yeux l'intérieur
d'un homme qui donnait des chevaux de trente mille francs, et qui allait à
l'Opéra avec une esclave grecque portant un million de diamants, avait
chargé les yeux par lesquels elle avait l'habitude de voir de lui donner des
renseignements sur cet intérieur.
Mais le comte ne parut pas soupçonner la moindre corrélation entre la
visite de Lucien et la curiosité de la baronne.
- Vous êtes en rapports presque continuels avec le baron Danglars ?
demanda-t-il à Albert de Morcerf.
- Mais oui, monsieur le comte ; vous savez ce que je vous ai dit.
- Cela tient donc toujours ?
- Plus que jamais, dit Lucien ; c'est une affaire arrangée.
Et Lucien, jugeant sans doute que ce mot mêlé à la conversation lui
donnait le droit d'y demeurer étranger, plaça son lorgnon d'écaille dans son
œil, et mordant la pomme d'or de sa badine, se mit à faire le tour de la
chambre en examinant les armes et les tableaux.
- Ah ! dit Monte-Cristo ; mais, à vous entendre, je n'avais pas
cru à une si prompte solution.
- Que voulez-vous ? les choses marchent sans qu'on s'en doute ; pendant
que vous ne songez pas à elles, elles songent à vous ; et quand vous vous
retournez vous êtes étonné du chemin qu'elles ont fait. Mon père et M.
Danglars ont servi ensemble en Espagne, mon père dans l'armée. M. Danglars
dans les vivres. C'est là que mon père, ruiné par la Révolution, et M.
Danglars qui n'avait, lui, jamais eu de patrimoine, ont jeté les fondements,
mon père, de sa fortune politique et militaire, qui est belle, M. Danglars,
de sa fortune politique et financière, qui est admirable.
- Oui, en effet, dit Monte-Cristo, je crois que, pendant la visite que je
lui ai faite, M. Danglars m'a parlé de cela ; et, continua-t-il en jetant un
coup d'œil sur Lucien, qui feuilletait un album, et elle est jolie,
mademoiselle Eugénie ? car je crois me rappeler que c'est Eugénie qu'elle
s'appelle.
- Fort jolie, ou plutôt fort belle, répondit Albert, mais d'une beauté
que je n'apprécie pas. Je suis un indigne !
- Vous en parlez déjà comme si vous étiez son mari !
- Oh ! fit Albert, en regardant autour de lui pour voir à son tour ce que
faisait Lucien.
- Savez-vous, dit Monte-Cristo en baissant la voix, que vous ne me
paraissez pas enthousiaste de ce mariage !
- Mademoiselle Danglars est trop riche pour moi, dit Morcerf, cela
m'épouvante.
- Bah ! dit Monte-Cristo, voilà une belle raison ; n'êtes-vous pas riche
vous-même ?
- Mon père a quelque chose comme une cinquantaine de mille livres de
rente, et m'en donnera peut-être dix ou douze en me mariant.
- Le fait est que c'est modeste, dit le comte, à Paris surtout ; mais
tout n'est pas dans la fortune en ce monde, et c'est bien quelque chose
aussi qu'un beau nom et une haute position sociale. Votre nom est célèbre,
votre position magnifique, et puis le comte de Morcerf est un soldat, et
l'on aime à voir s'allier cette intégrité de Bayard à la pauvreté de
Duguesclin ; le désintéressement est le plus beau rayon de soleil auquel
puisse reluire une noble épée. Moi, tout au contraire, je trouve cette union
on ne peut plus sortable : mademoiselle Danglars vous enrichira et vous
l'anoblirez !
Albert secoua la tête et demeura pensif.
- Il y a encore autre chose, dit-il.
- J'avoue, reprit Monte-Cristo, que j'ai peine à comprendre cette
répugnance pour une jeune fille riche et belle.
- Oh ! mon Dieu ! dit Morcerf, cette répugnance, si répugnance il y a, ne
vient pas toute de mon côté.
- Mais de quel côté donc ? car vous m'avez dit que votre père désirait ce
mariage.
- Du côté de ma mère, et ma mère est un œil prudent et sûr. Eh bien !
elle ne sourit pas à cette union ; elle a je ne sais quelle prévention
contre les Danglars.
- Oh ! dit le comte avec un ton un peu forcé, cela se conçoit ; madame la
comtesse de Morcerf, qui est la distinction, l'aristocratie, la finesse en
personne, hésite un peu à toucher une main roturière, épaisse et brutale :
c'est naturel.
- Je ne sais si c'est cela, en effet, dit Albert ; mais ce que je sais,
c'est qu'il me semble que ce mariage, s'il se fait, la rendra malheureuse.
Déjà l'on devait s'assembler pour parler d'affaires il y a six semaines ;
mais j'ai été tellement pris de migraines...
- Réelles ? dit le comte en souriant.
- Oh ! bien réelles, la peur sans doute... que l'on a remis le
rendez-vous à deux mois. Rien ne presse, vous comprenez ; je n'ai pas encore
vingt et un ans, et Eugénie n'en a que dix-sept ; mais les deux mois
expirent la semaine prochaine. Il faudra s'exécuter. Vous ne pouvez vous
imaginer, mon cher comte, combien je suis embarrassé... Ah ! que vous êtes
heureux d'être libre !
- Eh bien ! mais soyez libre aussi ; qui vous en empêche, je vous le
demande un peu ?
- Oh ! ce serait une trop grande déception pour mon père si je n'épouse
pas mademoiselle Danglars.
- Épousez-la alors, dit le comte avec un singulier mouvement d'épaules.
- Oui, dit Morcerf ; mais pour ma mère ce ne sera de la déception, mais
de la douleur.
- Alors ne l'épousez pas, fit le comte.
- Je verrai, j'essaierai, vous me donnerez un n'est-ce pas ? et, s'il
vous est possible, vous tirerez de cet embarras. Oh ! pour ne pas faire de
peine à mon excellente mère, je me brouillerais avec comte, je crois.
Monte-Cristo se détourna ; il semblait ému.
- Eh ! dit-il à Debray, assis dans un fauteuil profond à
l'extrémité du salon, et qui tenait de la main droite un crayon et de la
gauche un carnet, que faites-vous donc, un croquis d'après le Poussin ?
- Moi ? dit-il tranquillement, oh ! bien oui ! un croquis, j'aime trop la
peinture pour cela ! Non pas, je fais tout l'opposé de la peinture, je fais
des chiffres.
- Des chiffres ?
- Oui, je calcule ; cela vous regarde indirectement, vicomte ; je calcule
ce que la maison Danglars a gagné sur la dernière hausse d'Haïti : de deux
cent six le fonds est monté à quatre cent neuf en trois jours, et le prudent
banquier avait acheté beaucoup à deux cent six. Il a dû gagner trois cent
mille livres.
- Ce n'est pas son meilleur coup, dit Morcerf ; n'a-t-il pas gagné un
million cette année avec les bons d'Espagne ?
- Écoutez, mon cher, dit Lucien, voici M. le comte de Monte-Cristo qui
vous dira comme les Italiens :
Danaro e santia
Metà della Metà.
1
(1Argent
et sainteté
Moitié de la moitié.)
Et c'est encore beaucoup. Aussi, quand on me fait de pareilles histoires,
je hausse les épaules.
- Mais vous parliez d'Haïti ? dit Monte-Cristo.
- Oh ! Haïti, c'est autre chose ; Haïti, c'est l'écarté de l'agiotage
français. On peut aimer la bouillotte, chérir le whist, raffoler du boston,
et se lasser cependant de tout cela ; mais on en revient toujours à
l'écarté : c'est un hors-d'œuvre. Ainsi M. Danglars a vendu hier à quatre
cent six et empoché trois cent mille francs ; s'il eût attendu à
aujourd'hui, le fonds retombait à deux cent cinq, et au lieu de gagner trois
cent mille francs, il en perdait vingt ou vingt-cinq mille.
- Et pourquoi le fonds est-il retombé de quatre cent neuf à deux cent
cinq ? demanda Monte-Cristo. Je vous demande pardon, je suis fort ignorant
toutes ces intrigues de Bourse.
- Parce que, répondit en riant Albert, les jours se suivent et ne se
ressemblent pas.
- Ah diable ! fit le comte, M. Danglars joue à gagner ou à perdre trois
cent mille francs en un jour. Ah çà, mais il est donc énormément riche ?
- Ce n'est pas lui qui joue ! s'écria Lucien, c'est madame Danglars ;
elle est intrépide.
- Mais vous qui êtes raisonnable, Lucien, et connaissez le peu de
stabilité des nouvelles, vous êtes à la source, vous devriez l'empêcher, dit
Morcerf avec un sourire.
- Comment le pourrais-je, si son mari ne réussit pas ? demanda Lucien.
Vous connaissez le caractère de la baronne ; personne n'a d'influence sur
elle, et elle ne fait absolument que ce qu'elle veut.
- Oh ! si j'étais à votre place ! dit Albert.
- Eh bien ?
- Je la guérirais, moi ; ce serait un service à rendre à son futur
gendre.
- Comment cela ?
- Ah pardieu ! c'est bien facile, je lui donnerais une leçon.
- Une leçon ?
- Oui. Votre position de secrétaire du ministre vous donne une grande
autorité pour les nouvelles ; vous n'ouvrez pas la bouche que les agents de
change ne sténographient au plus vite vos paroles ; faites-lui perdre une
centaine de mille francs coup sur coup, et cela la rendra prudente.
- Je ne comprends pas, balbutia Lucien.
- C'est cependant limpide, répondit le jeune homme avec une naïveté qui
n'avait rien d'affecté ; un beau matin quelque chose d'inouï, une nouvelle
télégraphique que vous seul puissiez savoir ; cela fera monter les fonds,
elle établira son coup de Bourse là-dessus, et elle perdra certainement
lorsque Beauchamp écrira le lendemain dans son journal :
"C'est à tort que les gens bien informés prétendent le roi Henri IV a été
vu avant-hier chez Gabrielle, ce fait est complètement inexact ; le roi
Henri IV n'a pas quitté le Pont-Neuf."
Lucien se mit à rire du bout des lèvres. Monte-Cristo quoique indifférent
en apparence, n'avait pas perdu un mot de cet entretien, et son œil perçant
avait même cru lire un secret dans l'embarras du secrétaire intime.
Il résulta de cet embarras de Lucien, qui avait complètement échappé à
Albert, que Lucien abrégea sa visite.
Il se sentait évidemment mal à l'aise. Le comte lui dit en le
reconduisant quelques mots à voix basse auxquels il répondit :
- Bien volontiers, monsieur le comte, j'accepte.
Le comte revint au jeune de Morcerf.
- Ne pensez-vous pas, en y réfléchissant, lui dit-il, que vous
avez eu tort de parler comme vous l'avez fait de votre belle-mère devant M.
Debray ?
- Tenez, comte, dit Morcerf, je vous en prie, ne dites pas d'avance ce
mot-là.
- Vraiment, et sans exagération, la comtesse est à ce point contraire à
ce mariage ?
- A ce point que la baronne vient rarement à la maison, et que ma mère,
je crois, n'a pas été deux fois dans sa vie chez madame Danglars.
- Alors, dit le comte, me voilà enhardi à vous parler à cœur ouvert : M.
Danglars est mon banquier, M. de Villefort m'a comblé de politesses en
remerciement d'un service qu'un heureux hasard m'a mis à même de lui rendre.
Je devine sous tout cela une avalanche de dîners et de raouts. Or, pour ne
pas paraître brocher fastueusement sur le tout, et même pour avoir le mérite
de prendre les devants, si voulez, j'ai projeté de réunir dans ma maison de
campagne d'Auteuil M. et madame Danglars, M. et madame de Villefort. Si je
vous invite à ce dîner, ainsi que M. le comte et madame la comtesse de
Morcerf, cela n'aura-t-il pas l'air d'une espèce de rendez-vous matrimonial,
ou du moins madame la comtesse de Morcerf n'envisagera-t-elle point la chose
ainsi, surtout si M. le baron Danglars me fait l'honneur d'amener sa fille ?
Alors votre mère me prendra en horreur, et je ne veux aucunement de cela,
moi ; je tiens, au contraire, dites-le-lui toutes les fois que l'occasion
s'en présentera, à rester au mieux dans son esprit.
- Ma foi, comte, dit Morcerf, je vous remercie d'y mettre avec moi cette
franchise, et j'accepte l'exclusion que vous me proposez. Vous dites que
vous tenez à rester au mieux dans l'esprit de ma mère, où vous êtes déjà à
merveille.
- Vous croyez ? fit Monte-Cristo avec intérêt.
- Oh ! j'en suis sûr. Quand vous nous avez quittés l'autre jour, nous
avons causé une heure de vous ; mais j'en reviens à ce que nous disions. Eh
bien ! si ma mère pouvait savoir cette attention de votre part, et je me
hasarderai à la lui dire, je suis sûr qu'elle vous en serait on ne peut plus
reconnaissante. Il est vrai que, de son côté, mon père serait furieux.
Le comte se mit à rire.
- Eh bien ! dit-il à Morcerf, vous voilà prévenu. Mais, j'y
pense, il n'y aura pas que votre père qui sera furieux ; M. et madame
Danglars vont me considérer comme un homme de fort mauvaise façon. Ils
savent que je vous vois avec une certaine intimité, que vous êtes même ma
plus ancienne connaissance parisienne, et ils ne vous trouveront pas chez
moi ; ils me demanderont pourquoi je ne vous ai pas invité. Songez au moins
à vous munir d'un engagement antérieur qui ait quelque apparence de
probabilité, et dont vous me ferez part au moyen d'un petit mot, vous le
savez, avec les banquiers les écrits sont seuls valables.
- Je ferai mieux que cela, monsieur le comte, dit Albert. Ma mère veut
aller respirer l'air de la mer. A quel jour est fixé votre dîner ?
- A samedi.
- Nous sommes à mardi, bien ; demain soir nous partons ; après-demain
nous serons au Tréport. Savez vous, monsieur le comte, que vous êtes un
homme charmant de mettre ainsi les gens à leur aise !
- Moi ! en vérité vous me tenez pour plus que je ne vaux ; je désire vous
être agréable, voilà tout.
- Quel jour avez-vous fait vos invitations ?
- Aujourd'hui même.
- Bien ! Je cours chez M. Danglars, je lui annonce que nous quittons
Paris demain, ma mère et moi. Je ne vous ai pas vu ; par conséquent je ne
sais rien de votre dîner.
- Fou que vous êtes ! et M. Debray, qui vient de vous voir chez moi,
lui !
- Ah ! c'est juste.
- Au contraire, je vous ai vu et invité ici sans cérémonie, et vous
m'avez tout naïvement répondu que vous ne pouviez pas être mon convive,
parce que vous partiez pour Le Tréport.
- Eh bien ! voilà qui est conclu. Mais vous, viendrez-vous voir ma mère
avant demain ?
- Avant demain, c'est difficile ; puis je tomberais au milieu de vos
préparatifs de départ.
- Eh bien ! faites mieux que cela ; vous n'étiez qu'un homme charmant,
vous serez un homme adorable.
- Que faut-il que je fasse pour arriver à cette sublimité ?
- Ce qu'il faut que vous fassiez ?
- Je le demande.
- Vous êtes aujourd'hui libre comme l'air ; venez dîner avec moi : nous
serons en petit comité, vous, ma mère et moi seulement. Vous avez à peine
aperçu ma mère ; mais vous la verrez de près. C'est une femme fort
remarquable, et je ne regrette qu'une chose : c'est que sa pareille n'existe
pas avec vingt ans de moins ; il y aurait bientôt, je vous le jure, une
comtesse et une vicomtesse de Morcerf. Quant à mon père, vous ne le
trouverez pas : il est de commission ce soir et dîne chez le grand
référendaire. Venez, nous causerons voyages. Vous qui avez vu le monde tout
entier, vous nous raconterez vos aventures ; vous nous direz l'histoire de
cette belle Grecque qui était l'autre soir avec vous à l'Opéra, que vous
appelez votre esclave et que vous traitez comme une princesse. Nous
parlerons italien, espagnol. Voyons, acceptez ; ma mère vous remerciera.
- Mille grâces, dit le comte ; l'invitation est des plus gracieuses, et
je regrette vivement de ne pouvoir l'accepter. Je ne suis pas libre comme
vous le pensiez, et j'ai au contraire un rendez-vous des plus importants.
- Ah ! prenez garde ; vous m'avez appris tout à l'heure comment, en fait
de dîner, on se décharge d'une chose désagréable. Il me faut une preuve. Je
ne suis heureusement pas banquier comme M. Danglars ; mais je suis, je vous
en préviens, aussi incrédule que lui.
- Aussi vais-je vous la donner, dit le comte.
Et il sonna.
- Hum ! fit Morcerf, voilà déjà deux fois que vous refusez de
dîner avec ma mère. C'est un parti pris, comte.
Monte-Cristo tressaillit.
- Oh ! vous ne le croyez pas, dit-il ; d'ailleurs voici ma preuve
qui vient.
Baptistin entra et se tint sur la porte debout et attendant.
- Je n'étais pas prévenu de votre visite, n'est-ce pas ?
- Dame ! vous êtes un homme si extraordinaire que je n'en répondrais pas.
- Je ne pouvais point deviner que vous m'inviteriez à dîner, au moins.
- Oh ! quant à cela, c'est probable.
- Eh bien, écoutez, Baptistin... que vous ai-je dit ce matin quand je
vous ai appelé dans mon cabinet de travail ?
- De faire fermer la porte de M. le comte une fois cinq heures sonnées.
- Ensuite ?
- Oh ! monsieur le comte... dit Albert.
- Non, non, je veux absolument me débarrasser de cette réputation
mystérieuse que vous m'avez faite, mon cher vicomte. Il est trop difficile
de jouer éternellement le Manfred. Je veux vivre dans une maison de verre.
Ensuite... Continuez, Baptistin.
- Ensuite, de ne recevoir que M. le major Bartolomeo Cavalcanti et son
fils.
- Vous entendez, M. le major Bartolomeo Cavalcanti, un homme de la plus
vieille noblesse d'Italie et dont Dante a pris la peine d'être le
d'Hozier... vous vous rappelez ou vous ne vous rappelez pas, dans le Xe
chant de l'Enfer ; de plus, son fils, un charmant jeune homme de
votre âge à peu près, vicomte, portant le même titre que vous, et qui fait
son entrée dans le monde parisien avec les millions de son père. Le major
m'amène ce soir son fils Andrea, le contino, comme nous disons en Italie. Il
me le confie. Je le pousserai s'il a quelque mérite. Vous m'aiderez,
n'est-ce pas ?
- Sans doute ! C'est donc un ancien ami à vous que ce major Cavalcanti ?
demanda Albert.
- Pas du tout, c'est un digne seigneur, très poli, très modeste, très
discret, comme il y en a une foule en Italie ; des descendants très
descendus des vieilles familles. Je l'ai vu plusieurs fois, soit à Florence,
soit à Bologne, soit à Lucques, et il m'a prévenu de son arrivée. Les
connaissances de voyage sont exigeantes : elles réclament de vous, en tout
lieu, l'amitié qu'on leur a témoignée une fois par hasard ; comme si l'homme
civilisé, qui sait vivre une heure avec n'importe qui, n'avait pas toujours
son arrière-pensée ! Ce bon major Cavalcanti va revoir Paris, qu'il n'a vu
qu'en passant, sous l'empire, en allant se faire geler à Moscou. Je lui
donnerai un bon dîner, il me laissera son fils ; je lui promettrai de
veiller sur lui ; je lui laisserai faire toutes les folies qu'il lui
conviendra de faire, et nous serons quittes.
- A merveille ! dit Albert, et je vois que vous êtes un précieux mentor.
Adieu donc, nous serons de retour dimanche. A propos, j'ai reçu des
nouvelles de Franz.
- Ah ! vraiment ! dit Monte-Cristo ; et se plaît-il toujours en Italie ?
- Je pense que oui ; cependant il vous y regrette. Il dit que vous étiez
le soleil de Rome, et que sans vous il y fait gris. Je ne sais même pas s'il
ne va point jusqu'à dire qu'il y pleut.
- Il est donc revenu sur mon compte, votre ami Franz ?
- Au contraire, il persiste à vous croire fantastique au premier chef ;
voilà pourquoi il vous regrette.
- Charmant jeune homme ! dit Monte-Cristo, pour lequel je me suis senti
une vive sympathie le premier soir où je l'ai vu cherchant un souper
quelconque, et il a bien voulu accepter le mien. C'est, je crois, le fils du
général d'Épinay ?
- Justement.
- Le même qui a été si misérablement tué en 1815 ?
- Par les bonapartistes.
- C'est cela ! Ma foi, je l'aime ! N'y a-t-il pas pour lui aussi des
projets de mariage ?
- Oui, il doit épouser mademoiselle de Villefort.
- C'est vrai ?
- Comme moi je dois épouser mademoiselle Danglars, reprit Albert en
riant.
- Vous riez...
- Oui.
- Pourquoi riez-vous ?
- Je ris parce qu'il me semble voir de ce côté-là autant de sympathie
pour le mariage qu'il y en a d'un autre côté entre mademoiselle Danglars et
moi. Mais vraiment, mon cher comte, nous causons de femmes comme les femmes
causent d'hommes ; c'est impardonnable !
Albert se leva.
- Vous vous en allez ?
- La question est bonne ! il y a deux heures que je suis là et vous avez
la politesse de me demander si je m'en vais ! En vérité, comte, vous êtes
l'homme le plus poli de la terre ! Et vos domestiques, ils sont dressés ! M.
Baptistin surtout ! je n'ai pu en avoir un comme cela. Les miens semblent
tous prendre exemple sur ceux du Théâtre-Français, qui, justement parce
qu'ils n'ont qu'un mot à dire, viennent toujours le dire sur la rampe.
Ainsi, si vous vous défaites de M. Baptistin, je vous demande la préférence
- C'est dit, vicomte.
- Ce n'est pas tout, attendez : faites bien mes compliments à votre
discret Lucquois, au seigneur Cavalcante dei Cavalcanti ; et si par hasard
il tenait à son fils, trouvez-lui une femme bien riche, bien noble, du chef
de sa mère, du moins, et bien baronne du chef de son père. Je vous y
aiderai, moi.
- Oh ! oh ! répondit Monte-Cristo, en vérité, vous en êtes là ?
- Oui.
- Ma foi ! il ne faut jurer de rien.
- Ah ! comte, s'écria Morcerf, quel service vous me rendriez et comme je
vous aimerais cent fois davantage si, grâce à vous, je restais garçon ne
fût-ce que dix ans.
- Tout est possible, répondit gravement Monte-Cristo.
Et prenant congé d'Albert, il rentra chez lui et frappa trois fois sur
son timbre.
Bertuccio parut.
- Monsieur Bertuccio, dit-il, vous saurez que je reçois samedi
dans ma maison d'Auteuil.
Bertuccio eut un léger frisson.
- Bien, monsieur, dit-il.
- J'ai besoin de vous, continua le comte, pour que tout soit préparé
convenablement. Cette maison est fort belle, ou du moins peut être fort
belle.
- Il faudrait tout changer pour en arriver là, monsieur le comte, car les
tentures ont vieilli.
- Changez donc tout, à l'exception d'une seule, celle de la chambre à
coucher de damas rouge : vous laisserez même absolument telle qu'elle est.
Bertuccio s'inclina.
- Vous ne toucherez pas au jardin non plus ; la cour, par
exemple, faites-en tout ce que vous voudrez ; il me sera même agréable qu'on
ne la puisse pas reconnaître.
- Je ferai tout mon possible pour que monsieur comte soit content ; je
serais plus rassuré cependant si monsieur le comte me voulait dire ses
intentions pour le dîner.
- En vérité, mon cher monsieur Bertuccio, dit comte, depuis que vous êtes
à Paris je vous trouve dépaysé, trembleur ; mais vous ne me connaissez donc
plus ?
- Mais enfin Son Excellence pourrait me dire qui elle reçoit !
- Je n'en sais rien encore, et vous n'avez pas besoin de le savoir non
plus. Lucullus dîne chez Lucullus voilà tout.
Bertuccio s'inclina et sortit.